Le 3 octobre 2017, le Conseil d’État a dévoilé, en petit comité, un projet de réforme susceptible d’alarmer toutes les personnes ayant vocation à bénéficier des dispositions du Code des Pensions Militaires d’Invalidité et des Victimes de Guerre.
Rappelons qu’il s’agit de tout un chacun puisque sont concernés, entre autres, non seulement les militaires sous contrat, de carrière ou réservistes, les appelés au service militaire ou civil, les fonctionnaires détachés en qualité de militaires, les anciens résistants ou déportés, mais aussi les conjoints ou partenaires survivants, les enfants ou les parents de personnes décédées en possession de droits à pension, mais encore les victimes d’actes de guerre ou de terrorisme, dont le nombre ne cesse hélas de croître ces dernières années.
Ce projet de réforme, autour duquel l’Etat fait peu de publicité, doit être dénoncé le plus largement possible, puisqu’il conduirait tout bonnement à supprimer les juridictions des pensions militaires d’invalidité existantes, c’est-à-dire les Tribunaux des Pensions Militaires et les Cours Régionales des Pensions, pour confier le contentieux des pensions militaires d’invalidité aux Juridictions administratives de droit commun, à savoir le Tribunal Administratif et la Cour Administrative d’Appel.
Or, un tel transfert de compétences serait préjudiciable aux justiciables, puisque les demandes ne seraient plus traitées par des Juridictions spécialisées et légalement attentives à leurs intérêts, mais par des juridictions dont le manque d’indépendance vis-à-vis de l’Etat tournerait majoritairement en faveur de ce dernier.
Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans l’histoire, la composition et le fonctionnement des Juridictions en cause.
Tout comme le droit des pensions militaires d’invalidité, les juridictions des pensions n’ont pris leur essor qu’à l’issue de la première guerre mondiale, au terme d’une loi du 31 mars 1919.
La France, très marquée par le conflit le plus meurtrier qu’elle ait jamais connu, se devait alors, non seulement d’honorer ceux qui étaient tombés pour elle, mais encore de venir en aide à la masse innombrable des survivants dont le sacrifice s’exprimait en blessures et maladies invalidantes.
Les Juridictions des pensions portent naturellement la marque de la considération et du droit à réparation proclamés à l’égard des blessés de la Grande Guerre, auxquels la solidarité nationale a proposé le versement d’une pension militaire d’invalidité. En 1959, après que la seconde Guerre mondiale ait fait de nouveaux ravages au sein la population française, cette considération a été érigée en préambule du Code des Pensions Militaires et des Victimes de la Guerre alors institué : « la République française, reconnaissante envers les anciens combattants et les victimes de la guerre qui ont assuré le salut de la patrie, s’incline devant eux et devant leurs familles ».
Cette reconnaissance induit un traitement humaniste du contentieux des pensions par les Juridictions spécialement instituées à cet effet lesquelles, bien qu’administratives, ont un statut mixte puisqu’elles font partie de l’ordre judiciaire (Tribunal de Grande Instance, Cour d’Appel).
L’accès à ces juridictions est alors facilité par le caractère oral de la procédure.
La composition-même des Tribunaux des Pensions est conçue pour favoriser un examen attentif et efficace des contestations qu’ils reçoivent des justiciables, puisqu’ils sont composés d’un magistrat professionnel de l’ordre judiciaire, d’un assesseur médecin expert auprès des Tribunaux du ressort de la Cour d’Appel, et d’un pensionné au titre des pensions militaires d’invalidité.
En pratique, le savoir juridique d’un magistrat aguerri au droit des pensions ne prend toute sa mesure que conjuguées aux connaissances médicales du médecin expert et à l’expérience du terrain du pensionné : ensemble, ces trois compétences se sont avérés être les garantes d’un fonctionnement harmonieux des Tribunaux des pensions et à leur suite, des Cours Régionales des pensions.
Notamment, la maîtrise de la médecine par l’un des membres du Tribunal permet une approche éclairée des blessures et de maladies abordées, et de leur imputabilité au service.
De ce chef, la prise en considération des contraintes du terrain dans les décisions rendues par ces juridictions est également primordiale, en particulier pour le contentieux relatif aux militaires.
Elle permet aux débats de s’ouvrir sur les conditions matérielles et morales dans lesquelles ces derniers évoluent, et notamment les situations dangereuses et urgentes, les valeurs et l’abnégation qui induisent souvent qu’ils ne puissent se soucier de la façon dont le médecin militaire formalise leur passage à l’infirmerie, et qu’ils ne fassent pas promptement valoir leurs droits à pension.
Or, la suppression des Juridictions des pensions existantes, ainsi conçues, aurait un effet négatif pour leurs justiciables, dès lors qu’il est question de transférer leur contentieux vers les Juridictions administratives, chargées de statuer sur le contentieux général relatif aux relations entre les administrés et l’administration.
En effet, les juridictions administratives ne présentent pas l’avantage de compter parmi leurs membres un médecin expert et un pensionné, sensibilisant le juge professionnel aux données scientifiques et aux réalités du terrain.
Si le projet de réforme envisage la création de commissions administratives qui pourraient être composées d’un médecin, d’un officier, d’un militaire non-officier et d’un représentant du monde combattant proposé par les associations, il semble réserver à l’administration le pouvoir de nommer et de se séparer de ses membres, et notamment de ceux qui n’abonderaient pas assez dans son sens.
Nouvel écueil pour le demandeur, la saisine de ces commissions constituerait un recours administratif préalable obligatoire, faute duquel la requête introduite devant la Juridiction administrative serait irrecevable …
Il est important de souligner que, contrairement aux juridictions des pensions actuelles, les juridictions administratives sont exclusivement composées de juges issus, non de l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM), mais de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), qui forme la plupart des hommes politiques et des hauts fonctionnaires français.
Alors que les juges du siège issus de l’ENM disposent d’un statut garantissant leur indépendance vis-à-vis de l’Etat, notamment la sélection par concours ouvert à tous, les juges administratifs sont nommés par décret, et donc directement ou indirectement par le pouvoir exécutif, qui peut influer sur leur carrière.
Ce mode de désignation a, depuis de nombreuses années, créé une polémique autour de l’impartialité des juges administratifs. En cause, leur proximité avec l’Administration, et leur tendance à considérer trop souvent la position de cette dernière comme coïncidant avec l’intérêt général.
De fait, les Juridictions administratives suivent très fréquemment les conclusions du Rapporteur Public, jusqu’à peu appelé Commissaire du Gouvernement, dont l’intervention est largement remise en cause, notamment par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Le Rapporteur Public est membre des Juridictions administratives et censé leur donner, de façon neutre, l’avis juridique de l’Etat dans les litiges opposant l’administration (Mairies, Préfectures, Rectorat, etc.) et les administrés (usagers, fonctionnaires, contractuels, etc.).
Cet avis, le plus souvent favorable à l’administration, est transmis aux Juridictions administratives par voie de conclusions, dont seul le sens est communiqué au Justiciable, quelques jours avant l’audience, alors qu’il n’est pas prévu que ce dernier puisse y répliquer autrement que par des observations orales… fonctionnement qui défavorise les administrés et qui est sans cesse décrié.
Dans le contentieux des pensions, le Commissaire du Gouvernement (dont la dénomination n’a pas été modifiée) n’est pas neutre, puisqu’il est l’adversaire direct du demandeur : il représente le Ministère des Armées, au nom duquel il sollicite le rejet de la demande du Justiciable.
Concrètement, ce sont les mêmes fonctionnaires qui occupent les postes de Commissaires du Gouvernement et de Rapporteurs Publics…
Dans ces conditions, la disparition envisagée des juridictions des pensions au profit des juridictions administratives conduit à s’inquiéter quant à l’organisation qui serait celle des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel statuant en matière de pensions d’invalidité.
Osera-t-on tenter d’imposer au Justiciable un Rapporteur Public intervenant avec deux casquettes ? Instituera-t-on un Commissaire du Gouvernement intervenant aux côtés du Rapporteur Public, malgré le risque évident de confusion des deux rôles par les juges administratifs ?
Dans tous les cas, il est à craindre que, contrairement aux Juridictions des pensions, les Juridictions administratives ne bénéficient pas d’une distance suffisante avec le Commissaire du Gouvernement et avec l’Administration, et que leurs décisions s’en ressentent au préjudice de l’administré.
Autres difficultés de fonctionnement, qui tranchent singulièrement avec la pratique des juridictions des pensions, la procédure est écrite (donc plus technique et moins accessible sans avocat) et les juridictions administratives ordonnent assez peu d’expertises médicales, alors qu’elles sont indispensables en matière de pensions militaires d’invalidité.
Enfin, contrairement à ce qui est mis en avant par les promoteurs de la réforme, les juridictions administratives de droit commun ne statuent généralement pas plus rapidement que les juridictions des pensions actuelles, au contraire.
En conclusion, il faut redouter que l’Etat qui a déjà adapté, il y a quelques années, le nombre de juridictions des pensions au volume de demandes (qui a très logiquement réduit en même temps que le nombre de survivants des deux derniers conflits mondiaux), ne cherche, par cette réforme, qu’à réaliser une économie budgétaire par réduction du nombre de pensions concédées ou augmentées.
Dans ce cadre, il envisage même d’éviter tout débat en imposant cette réforme par voie d’ordonnance, sans soumettre ce projet à l’Assemblée Nationale et au Sénat…
Le risque de ce projet ne tient pas uniquement à la disparition de l’héritage historique que constituent les juridictions des pensions actuelles, associées à la mémoire de conflits et de héros dont le souvenir doit être entretenu.
De façon plus actuelle et plus profonde, alors que l’orage gronde, alors que la guerre se mue en terrorisme et que civils et militaires français sont tous pareillement exposés, le véritable risque de ce projet, faute de mobilisation contraire, est de faire reculer le droit à réparation des victimes des conflits qui abiment notre société.
Maître Laure MATTLER
AVOCAT
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