Étude sur l’évolution de l’indemnisation due aux militaires ayant subi une blessure ou une maladie en service, bénéficiaires ou non d’une Pension Militaire d’Invalidité.
Cette évolution s’est d’abord construite autour de l’indemnisation des pensionnés.
1) Initialement, la « règle du forfait » : on estimait que la PMI indemnisait le militaire pour la totalité des préjudices résultant de l’accident ou de la maladie survenu(e) en service. Ainsi, lorsqu’il percevait une PMI, il n’avait droit à aucune indemnisation complémentaire.
C’est ce principe que rappelle le Conseil d’État dans son arrêt du 28 juin 2019 lorsqu’il énonce :
« En instituant la pension militaire d’invalidité, le législateur a entendu déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d’un accident de service peuvent prétendre, au titre de l’atteinte qu’ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l’obligation qui incombe à l’État de les garantir contre les risques qu’ils courent dans l’exercice de leur mission ».
2) Cependant, le Conseil d’État rappelle qu’existent des exceptions à la « règle du forfait ».
En effet, le fait de ne recevoir qu’une pension militaire d’invalidité désavantageait le militaire par rapport aux civils bénéficiant du régime d’indemnisation du préjudice corporel de droit commun, puisque, même si le militaire n’avait commis aucune faute, seuls les dommages résultant de la gêne fonctionnelle liée aux séquelles de la maladie ou de la blessure subie en service étaient alors indemnisés, à l’exclusion des autres postes de préjudices.
Le Conseil d’État et les juridictions judiciaires ont donc fait évoluer progressivement la Jurisprudence pour compenser ce déséquilibre, sur plusieurs plans.
3) Le premier arrêt ayant ouvert la voie à une indemnisation du militaire en complément de la PMI, même en l’absence de faute de l’État, est le célèbre arrêt BRUGNOT n°258208 du 1er juillet 2005.
Le Conseil d’État renvoie implicitement à cette Jurisprudence en indiquant : « si le titulaire d’une pension a subi, du fait de l’infirmité imputable au service, d’autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices ».
Ces préjudices, d’abord limités à la souffrance morale ou physique avant consolidation, au préjudice esthétique et au préjudice d’agrément subis, mais également au préjudice moral des ayant-droits du militaire décédé ou blessé en service, ont été progressivement étendus au préjudice sexuel et au préjudice d’établissement du militaire (voir notamment arrêt CA n°337851 du 17 octobre 2013).
Le militaire peut demander une indemnisation sur la base de la Jurisprudence BRUGNOT, qu’il bénéficie ou non d’une Pension Militaire d’Invalidité.
S’il en est titulaire, l’indemnisation sera « complémentaire » à son montant en capital, si elle est supérieure à cette somme.
L’arrêt BRUGNOT a ainsi permis progressivement la mise en place de ce que la Conseil d’État qualifie de garantie contre les risques encourus dans l’exercice des fonctions de militaire, garantie qui n’est que partielle puisqu’elle ne couvre pas tous les chefs de préjudice.
4) Par ailleurs, il est possible d’obtenir une indemnisation intégrale du préjudice (incluant la perte de revenus, l’incidence professionnelle en termes de carrière, les frais de santé restés à charge …), dans quatre types de cas.
a) Premier cas, en cas de responsabilité sans faute de l’État, le Conseil d’État ayant déjà statué en ce sens :
– lorsque le dommage résulte de l’état d’un ouvrage public dont l’entretien lui incombait (arrêt BRUGNOT, hélicoptère)
– ou lorsqu’il résulte de soins défectueux dispensés dans un hôpital militaire (voir arrêt CA n°337851 du 17 octobre 2013, qui a précisé que le capital représentatif de la PMI doit être déduit de l’indemnisation du militaire).
Dans ces deux derniers cas, le militaire peut engager la responsabilité de l’État et obtenir une réparation intégrale sans avoir à démontrer l’existence d’une faute, du seul fait qu’il est gestionnaire de l’ouvrage public ou de l’hôpital militaire en cause.
b) Deuxième cas de réparation intégrale des préjudices subis par le militaire blessé : lorsqu’est prouvée une faute inexcusable de l’État.
L’article L. 452-1 du Code de la Sécurité sociale dispose : » Lorsque l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur (…), la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants. « .
L’article L. 452-3 de ce code, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, prévoit que, dans le cas d’une faute inexcusable de l’employeur, la victime a le droit de demander à l’employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, la réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale qui ont résulté pour elle de l’accident.
Le Conseil d’État, par arrêt n°320744 du 22 juin 2011, a considéré « qu’il résulte des dispositions précitées qu’un agent contractuel de droit public peut (…) exercer une action en réparation de l’ensemble des préjudices résultant de cet accident non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale, contre son employeur, devant la juridiction de sécurité sociale, en cas de faute inexcusable de ce dernier (…) ».
La Cour Administrative d’Appel de MARSEILLE a jugé, par arrêt n°12MA00581 du 24 mars 2015, en réponse au Ministère de la Défense qui prétendait que la faute inexcusable de l’employeur invoquée par Mme B… (veuve d’un miliaire décédé dans en vol dans un avion en mauvais état) ne pouvait pas être appliquée en cas d’accident d’un militaire, ce dernier « ne relevant pas de la législation des accidents du travail mais du régime d’indemnisation des accidents de service », que si « les dispositions (…) du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre déterminent forfaitairement la réparation à laquelle un militaire victime d’un accident de service ou atteint d’une maladie professionnelle peut prétendre (…), ces dispositions ne font cependant pas obstacle à ce que le militaire, qui a enduré, du fait de l’accident ou de la maladie, des souffrances physiques ou morales et des préjudices esthétiques ou d’agrément, obtienne de l’État qui l’emploie, même en l’absence de faute de celui-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice, distincts de l’atteinte à l’intégrité physique ; qu’il en va de même s’agissant du préjudice moral subi par ses ayants droits ; que ces dispositions ne font pas plus obstacle à ce qu’une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l’ensemble du dommage soit engagée contre l’État, dans le cas notamment où l’accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité ou à l’état d’un ouvrage public dont l’entretien lui incombait ».
La Cour retient notamment que « l’État doit être regardé comme ayant, en mettant ainsi à la disposition de ce pilote, en méconnaissance notamment des dispositions précitées du décret du 28 mai 1982, un avion ne présentant pas les garanties de sécurité requises pour le programme de voltige qu’il lui était demandé d’exécuter, commis une faute susceptible d’engager sa responsabilité envers les ayants-droit de ce dernier, sans qu’il soit besoin pour Mme B…d’avoir à faire la démonstration d’une faute inexcusable (…) ».
La notion de faute inexcusable de l’État en tant qu’employeur n’est donc pas exclue pour les militaires, néanmoins la Jurisprudence est très pauvre en la matière.
c) Troisième cas de réparation intégrale des préjudices subis par le militaire blessé : lorsqu’est prouvée une faute de l’État engageant sa responsabilité.
Par arrêt n°422920 du 28 juin 2019 (ci-joint), le Conseil d’État le rappelle en précisant :
« Ces dispositions ne font pas non plus obstacle à ce qu’une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l’ensemble du dommage soit engagée contre l’État, dans le cas notamment où l’accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité ».
L’emploi du terme « notamment » par le Conseil d’État ne constitue pas une avancée, puisqu’il vise les cas de responsabilité sans faute abordés plus haut.
L’arrêt du 28 juin 2019 apporte surtout des précisions sur la faute de l’État.
La Cour Administrative d’Appel avait retenu une faute de l’État en faisant application de la Jurisprudence habituelle du Conseil d’État sur le cumul de responsabilités qui, depuis sa décision « Epoux LEMONNIER » du 26 juillet 1918 (rec. P. 761, GAJA n°31), permettait d’engager la responsabilité d’une personne publique du fait d’une faute personnelle de son agent, dès lors que les circonstances dans lesquelles elle avait été commise n’étaient pas dépourvues de tout lien avec le service, lequel était apprécié de manière de plus en plus large.
Une présomption de faute de service était même progressivement apparue dès 1948 : le fait qu’une faute personnelle ait pu être commise par un agent dans le cadre du service était considéré comme révélant automatiquement « un fonctionnement défectueux du service public », et permettait d’engager facilement la responsabilité pour faute de l’administration.
La Cour Administrative d’Appel de Paris avait appliqué cette Jurisprudence en faveur du militaire, mais dans cet arrêt du 28 juin 2019 le Conseil d’État a décidé de modifier radicalement sa position en retenant à présent :
« Pour déterminer si l’accident de service ayant causé un dommage à un militaire est imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de l’État (…) il appartient au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de rechercher si l’accident est imputable à une faute commise dans l’organisation ou le fonctionnement du service ».
Le Conseil d’État annule alors l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel en retenant que :
– la Cour s’est bornée à relever que l’accident dont a été victime M. B…trouvait sa cause dans la faute commise par un autre militaire qui, sous l’emprise de cannabis, a procédé au nettoyage de son arme sans respecter les consignes de sécurité applicables, et que cette faute, commise sur les lieux et durant le temps du service, avec une arme de service, présentait malgré sa gravité un lien avec le service suffisant à engager la responsabilité de l’État,
– en déduisant de la seule circonstance que la faute personnelle commise par cet autre militaire avait un lien avec le service que cette faute était de nature à engager la responsabilité de l’État, sans rechercher si l’accident de service dont a été victime M. B… était imputable à une faute commise par l’administration dans l’organisation ou le fonctionnement du service, la Cour a commis une erreur de droit.
En conséquence, à l’avenir toute faute personnelle commise par un militaire, occasionnant une blessure à un autre militaire sans que cette faute soit imputable à une imprudence ou à une négligence commise par les autorités militaires dans l’organisation ou le fonctionnement du service, exclura l’indemnisation intégrale du militaire.
Celle-ci ne sera possible, pour faute, que dans deux cas :
– faute de service pure, c’est-à-dire faute non personnelle commise pour l’exécution du service, – cumul d’une faute personnelle d’un autre militaire et d’une faute de service.
Dorénavant, le militaire aura plus de mal qu’auparavant à obtenir une réparation intégrale de ses préjudices, puisqu’il ne lui suffira plus de prouver que la blessure a un lien avec le service : il devra établir une faute de sa hiérarchie engageant la responsabilité de l’État, ce qui ne sera pas facile puisque l’enquête diligentée à cette occasion est effectuée par l’Administration elle-même… Il faudra donc demander une expertise judiciaire, aux frais avancés de la victime … !
Rappelons enfin deux points importants :
5) Lorsque la proposition indemnitaire formulée par l’État après examen de la demande de l’intéressé est contestable, qu’une faute de l’État soit constituée ou non (faute de service Jurisprudence BRUGNOT), l’action contre l’État doit être introduite devant les juridictions administratives dans un délai de 4 ans courant à compter de la consolidation des blessures (ou de la maladie) ou du décès du militaire, sinon elle encourt la prescription.
6) L’arrêt du 28 juin 2019 ne concerne pas le cas des accidents de la circulation, mais il convient de souligner qu’en la matière, est reconnu au militaire le droit de saisir les juridictions judiciaires et de bénéficier de l’indemnisation prévue pour les civils si le véhicule responsable est civil, mais également s’il est militaire et conduit par un militaire (Cour de Cassation, Chambre Criminelle, 23 septembre 2014 n° 13-85.311).
Cette avancée résulte de la Jurisprudence judiciaire, et non de celle du Conseil d’État.
Elle est très intéressante en termes d’indemnisation, puisque le militaire, qu’il bénéficie ou non d’une PMI, peut alors prétendre à la réparation de l’intégralité de ses préjudices sans avoir à démontrer de faute de l’État. Ici encore la pension viendra néanmoins en déduction de certains postes de préjudice, qui ne peuvent être indemnisés deux fois.
En matière d’accident de la circulation, les délais de prescription de l’action sont différents selon que l’adversaire du militaire est un civil (10 ans) ou l’État (4 ans).
7) Pour finir, rappelons que des systèmes d’indemnisation spéciaux ont été mis en place pour les réservistes, les militaires exposés aux rayonnements ionisants, les déportés et internés, et les victimes d’actes de terrorisme.
Ainsi, plusieurs régimes d’indemnisation existent en sus de la PMI, mais ils sont peu connus des militaires auxquels, sauf quelques exceptions, aucune information n’est apportée sur leurs droits en la matière, alors que le délai de prescription est souvent bref.
Depuis le 1er janvier 2008, le Ministère de la Défense (devenu Ministère des Armées) considère en effet que « nul n’est censé ignorer la Loi » : il a donc demandé à ses services de ne plus solliciter les militaires blessés ou malades, mais d’attendre la demande d’indemnisation spontanée de ces derniers… qui n’ont bien sûr pas été informés de ce changement de pratique !
Faisons donc en sorte que les militaires disposent des informations dont ils ont besoin pour faire valoir leurs droits !